Alors que la génomique constitue un changement de paradigme qui a révolutionné la pratique des sciences biologiques, son impact se manifeste avec beaucoup plus de lenteur dans l'exercice de la médecine. Cette situation est cependant en train de changer en profondeur dans certains pays développés. Le séquençage des génomes humains se banalise à un rythme vertigineux. Alors que de nombreuses entreprises privées se sont engouffrées dans le séquençage diagnostique avec la perspective de potentiels considérables, l’Académie de Médecine consacre le 12 novembre une table ronde au « Génome personnel et exercice de la médecine » et soulèved’ores et déjà les nombreuses questions posées par la généralisation d'une pratique médicale appuyée sur la connaissance du génome propre à chaque patient.
L'Académie rappelle les raisons à l'origine de cette banalisation : Les techniques de séquençage ont considérablement progressé à partir du milieu de la décennie 2000. Elles s'appuient en premier sur des gains spectaculaires de sensibilité de la détection des molécules d'ADN qui ont permis une miniaturisation considérable. A son tour, cette miniaturisation a rendu possible le séquençage simultané d'un nombre gigantesque de fragments d'ADN sur le même instrument, d'où des gains de temps exceptionnels et des manipulations nécessitant très peu de réactifs et de personnel. Cet ensemble de progrès est à l'origine d'une diminution des coûts de production des données brutes de séquence d'un facteur 10 000 en 10 ans. Toutefois, les coûts des traitements informatiques associés n'ont pas décru dans la même proportion.
L'existence d'un génome de référence : Cette banalisation est aussi liée au fait qu'il existe un génome de référence auquel on peut comparer de nouvelles données et sur lequel on peut s'appuyer pour inscrire les nouvelles données. Enfin, il est apparu que les données de séquence ainsi produites sont immédiatement utilisables en termes de diagnostic et parfois de traitements, même si ces possibilités cliniques demeurent rudimentaires au regard des potentialités de l'analyse des génomes sur les moyens et longs termes.
Les promesses de la médecine personnalisée : Même si le concept de médecine personnalisée n'est pas entièrement nouveau, c'est en premier lieu grâce à la génomique que nous pourrons appréhender la variabilité individuelle en matière de santé humaine, qu'il s'agisse du diagnostic, du pronostic ou des traitements.
Depuis 2009, par séquençage de la partie exprimée du génome (les 2 % codant pour des protéines), et en utilisant des outils informatiques, il a été possible de retrouver des mutations dans le cas de plusieurs maladies pour lesquelles on ne connaissait pas de cause génétique. De telles analyses multiplient les possibilités de découverte de mutations responsables de maladies génétiques ou considérées comme sporadiques à ce jour. Ce bond en avant technique a aussi permis de poser un diagnostic sûr dans des situations ambiguës. Ces analyses, qui se limitent souvent pour le moment aux séquences codantes, peuvent être étendues à la totalité du génome.
…et des traitements ciblés : On dispose aujourd'hui d'exemples parlants dans lesquels des mutations présentes dans une tumeur ont débouché sur le développement de thérapies ciblées. Ces mutations, dont dépend la croissance de la tumeur, permettent de prédire la réponse de la tumeur à un traitement particulier et, dans d'autres cas, de montrer le chemin vers de nouvelles pistes thérapeutiques. En outre, l'analyse de la séquence permet aussi de détecter des variants génomiques innés (germinaux) qui peuvent guider l'optimisation des doses d'anticancéreux à administrer et pointer la susceptibilité à d'éventuels effets secondaires chez certains patients.
Cette dernière possibilité a aussi une valeur générale pour l'ensemble des traitements médicamenteux. On estime aujourd'hui que, aux États-Unis, on prescrit pour plus de 100 milliards $/an de médicaments inefficaces, voire dangereux. Il fait peu de doute que la grande majorité de ces variations individuelles sont d'origine génétique.
Jusqu'à un passé récent, les études de la variabilité interindividuelle à un traitement médicamenteux étaient la plupart du temps limitées à quelques gènes candidats. Certains tests génétiques parfaitement fiables et efficaces ne sont pourtant pas entrés dans la pratique médicale, principalement pour des raisons de coût. La situation est cependant en train d'évoluer et le séquençage génomique sur des cohortes test pourrait apporter un souffle nouveau au développement de nouvelles molécules et à l'augmentation d'efficacité et de sûreté des médicaments sur le marché.
Des molécules de grand intérêt pharmacologique ont été retirées ou abandonnées en cours de développement en raison d'effets indésirables dans des sous-groupes de malades. Des tests génomiques permettant d'identifier les sujets à risque pourraient les réhabiliter et enrichir ainsi notablement la panoplie des substances pharmacologiquement actives dont la croissance est en voie de grave essoufflement.
Les obstacles mis en avant au développement d'une médecine s'appuyant sur le génome personnel :
· Sur le plan économique, de nombreux praticiens estiment que le coût d'un génotypage aujourd'hui, et de la séquence complète d'un génome demain, excèdent les avantages thérapeutiques potentiels. Or, les coûts de séquençage ne peuvent que diminuer avec l'apparition de nouveaux appareils dits de « 3e génération », sans compter le nombre croissant de variations génétiques qui se révéleront impliquées dans des pathologies ou leur traitement. Par ailleurs, le génotypage simple, qui permet de prédire la bonne dose d'un antiagrégant plaquettaire à administrer, représente une économie par rapport à une utilisation sur tous les patients sans distinction.
· Sur le plan de la pratique médicale, il existe un profond décalage entre les possibilités diagnostiques et thérapeutiques ouvertes par la génomique et leur compréhension et leur mise en œuvre dans l'exercice médical quotidien. On peut toutefois compter sur la pression des malades pour faire bouger les mentalités. Il importera aussi de se mettre à la portée des praticiens, par un effort de formation et d'adaptation de l'interprétation des analyses, afin que les potentialités de la médecine génomique soient utilisées au mieux.
Nous n'en sommes qu'au tout début. Il convient donc de s'organiser pour que cette information soit une source récurrente de progrès dans le travail des praticiens au quotidien et pour la santé de chacun. Une telle organisation doit prendre en compte l'avancement des connaissances dans la génétique des maladies et des relations entre notre génome et notre état de santé.
De multiples problèmes éthiques
Sur l'utilisation de ces données individuelles : Le développement de la connaissance physiologique, tirée des séquences géniques et des caractéristiques épigénétiques, va progressivement permettre d'avoir une vision globale de l'individu, et donc de définir son terrain immunitaire ou allergique, sa propension à telle maladie cardiaque, métabolique ou neurodégénérative, son métabolisme des médicaments. Cette connaissance étendue mène à la médecine personnalisée, appelée aussi « médecine de précision ». L'utilisation de ces données dans le cadre d'une prise en charge médicale est un progrès, mais cette connaissance extensive pourrait aussi mener à des dérives dans un système de santé qui ne serait pas fondé sur la prise en charge de la santé par la collectivité.
Sur l'exigence de l'enfant « sans défaut » : Il est maintenant possible de déterminer la séquence de l'ADN embryonnaire dès le stade 10 semaines de grossesse, par l'analyse du sang maternel, sans avoir recours à un acte invasif comme une ponction de villosité choriale ou de liquide amniotique. Cette méthode permet aussi aujourd'hui de rechercher une trisomie, en particulier chez les patientes à risque.
Il est concevable d'étendre progressivement l'accès de cette analyse non invasive à toutes les femmes qui en exprimeraient le souhait. Le Comité consultatif national d'éthique, dans son avis N°120, s'est prononcé en faveur de cette extension. Il est également possible de déterminer de la sorte la séquence de tout ou partie du génome, afin de rechercher toute anomalie génétique grave chez l'embryon, qu'il soit a priori à risque ou non. On s'achemine vers une extension des demandes d'analyse du génome fœtal, celles-ci étant favorisées par la grande sensibilité et spécificité des résultats et par l'aspect non invasif. Ces différentes technologies vont bouleverser les pratiques et introduiront de profonds changements sociétaux avec une exigence de l'enfant « sans défaut », qui reste illusoire.
Sur le diagnostic préconceptionnel : Dès aujourd'hui, il est possible à peu de frais de connaître l'ensemble des mutations que nous portons sur les régions codantes du génome et d'avoir ainsi accès au diagnostic préconceptionnel. Celui-ci consiste à identifier les risques de concevoir un enfant porteur de mutations pouvant être responsables d'une maladie génétique par atteinte des deux chromosomes dans le cadre de maladies récessives, si les deux parents sont porteurs d'anomalies sur le même gène à l'état hétérozygote (sur un seul chromosome).
Cette pratique est déjà en cours de façon très organisée sur des mutations bien ciblées dans les populations où certaines mutations sont fréquentes, mais on peut s'attendre à ce qu'elle s'étende avec la mise à disposition du séquençage à haut débit. Elle n'est pas autorisée en France, mais la Commission de génétique humaine du Royaume-Uni a franchi le pas…
Les questions posées par la généralisation d'une pratique médicale appuyée sur la connaissance du génome propre à chaque patient :
· Le coût et la prise en charge. À partir de quel moment pourra-t-on considérer que la connaissance du génome personnel sera un facteur d'économie, pour certains, ou pour tous ?
· Dans quelles conditions seront portées les indications d'une exploration du génome chez un patient ?
· Les conditions pratiques du séquençage (comment, par qui – privé/public – stockage des données) ;
· L'accès, la confidentialité et la propriété des données ;
· L'analyse récurrente et régulière, intégrant sans délais les nouvelles avancées de la génétique/génomique médicale. Le lien avec un fichier médical informatisé ;
· La formation des médecins praticiens, mais aussi de la population ;
· Les questions éthiques associées (dissémination ou limitations des tests, conseil génétique pour les observations génétiques fortuites).
Des questions qui ne manqueront pas de se poser dans les années à venir au fur et à mesure des progrès technologiques sur le génome et des connaissances médicales qui s'y rattachent.
Communiqué Académie Nationale de Médecine
Introduction de la Table ronde « Génome personnel et exercice de la médecine » du 12 novembre 2013- Florent Soubrier, Académie nationale de Médecine et Jean Weissenbach, Académie des Sciences (Visuel@ © luchshen – Fotolia.com)
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